29/05/2010

Bruxelles, une région à part (plus qu’) entière - Le Soir (vendredi 28 mai 2010, 10:23)


Inge Declercq Présidente de Manifesto asbl, Alain Deneef Secrétaire général d’Aula Magna, Eric Corijn V.U.B. & Aula Magna

Philippe Van Parijs U.C.L. & Aula Magna.


Nous existons ! Wij bestaan ! We exist ! » C’est ce qu’à la veille des dernières élections fédérales près de dix mille Bruxellois avaient choisi de proclamer (www.bruxsel.org). C’est ce qu’il est aujourd’hui urgent de réaffirmer.

Depuis notre appel de décembre 2006, la réforme de l’Etat a piétiné. Mais cela ne veut pas dire que rien n’a bougé. Il y eut par exemple, en mars 2008, la fusion partielle des gouvernements de la Région wallonne et de la Communauté française. Il y eut, voici quelques mois, l’adoption d’un plan culturel commun par les secteurs artistiques francophone et néerlandophone de Bruxelles-Capitale. Il y eut, en juin 2009, des élections régionales dont le résultat le plus spectaculaire fut la victoire, en Flandre, d’un parti proposant de faire de Bruxelles le « condominium » d’une Flandre et d’une Wallonie indépendantes.

Il y eut surtout, de janvier à avril 2009, cet événement sans précédent que furent les Etats Généraux de Bruxelles : seize rapports universitaires publiés en trois langues ont fourni la base de seize forums, de plusieurs séances plénières et d’un ouvrage collectif (Etats généraux de Bruxelles. La Société civile bruxelloise se mobilise, Le Cri, 2010). Les organisations syndicales et patronales bruxelloises, les réseaux culturels des deux communautés, une centaine de chercheurs, près de trois mille citoyens bruxellois ont participé à un effort sans précédent pour penser les défis et imaginer l’avenir.

Joints aux événements des trois dernières années, ces réflexions et débats ont renforcé certaines de nos convictions et en ont produit d’autres. Certaines d’entre elles demandent à être formulées avec vigueur, à la veille de nouvelles négociations institutionnelles que nous souhaitons plus productives que les précédentes.

D’abord, il importe d’acter sans réserves que la création de la Région bruxelloise a été un succès. Le meilleur indice de santé d’une ville est son attractivité. Entre la création des Communautés en 1970 et celle de la Région bruxelloise en 1989, la population de la Région a décru de 10 %. Elle s’est ensuite stabilisée, puis s’est mise à croître deux fois plus vite que les populations flamande et wallonne, au point de dépasser maintenant largement son sommet historique de 1968. Aucun scénario intelligent ne peut mettre en question l’existence de la Région ni la placer sous la tutelle des deux autres. Il faut au contraire la mettre en position de mieux réaliser ses missions et de lui en confier de nouvelles.

Ceci ne revient pas à dire que Bruxelles doit devenir une Région comme les deux autres. Aussi longtemps que Bruxelles sera la capitale de l’Etat fédéral belge, les autorités fédérales ont à l’égard de la ville à la fois des obligations et des droits, qui peuvent légitimement restreindre l’ « autonomie constitutive » de la Région bruxelloise plus que celle des deux autres Régions. En outre, à mesure que Bruxelles se transforme en véritable capitale de l’Union européenne, les autorités européennes sont vouées à prendre conscience des obligations qui leur incombent à son égard, mais aussi des droits qui en sont les corollaires. Il ne s’agit donc pas de faire de Bruxelles une « région à part entière » au sens où son statut serait identique à celui des deux autres Régions. Mais il est urgent de faire de Bruxelles une région plus qu’entière en trois autres sens.

D’abord, vu le degré d’interdépendance entre les communes bruxelloises, la bonne gouvernance exige que des compétences importantes traditionnellement confiées aux communes – dont la police et la mobilité – soient transférées à la Région. Il ne s’agit pas de fusionner les communes mais de les spécialiser dans ce qu’elles font le mieux. Cette attribution de compétences communales à la Région rendra encore plus impératif d’étendre le droit de vote régional aux non-Belges. Il n’est pas tenable d’interdire au tiers des citoyens de la capitale de l’Europe de participer à l’élection de son assemblée représentative.

Deuxièmement, le gouvernement bruxellois doit pouvoir exercer des compétences en matière d’enseignement. Il est en effet légitime d’essayer de responsabiliser davantage les autorités régionales pour la situation de leur région. Mais il est aberrant de vouloir responsabiliser le gouvernement de Charles Picqué pour le chômage ou la criminalité qui sévissent à Bruxelles tant que l’enseignement bruxellois se trouvera entre les mains des gouvernements de Kris Peeters et de Rudy Demotte. Ne fût-ce qu’en raison de l’interaction entre les systèmes scolaires francophone, néerlandophone et européen, la situation de l’enseignement à Bruxelles est très différente de ce qu’elle est dans les deux autres Régions. La gérer convenablement exige d’attribuer un pouvoir régulateur au gouvernement régional. La moindre des choses est que celui-ci ait le droit d’organiser les synergies indispensables pour s’attaquer de front à la crise majeure qui frappe tous les secteurs de l’enseignement bruxellois. En particulier, il doit pouvoir user de l’ensemble de ses compétences dûment élargies pour produire des jeunes Bruxellois compétents dans les trois langues qu’il importe de maîtriser dans la capitale de la Belgique et de l’Europe.

Pour pouvoir assumer sa responsabilité à l’égard de sa population, Bruxelles-Capitale doit donc devenir plus qu’une région à part entière en se dotant de compétences communales et communautaires dans les limites de son territoire. Mais la vie et la prospérité de Bruxelles sont étroitement liées à ce qui se passe dans son « ommeland ». La Région bruxelloise n’est que le grand quartier cosmopolite central d’une zone métropolitaine beaucoup plus vaste qui inclut pratiquement l’entièreté de la province la plus riche de Flandre et de la province la plus riche de Wallonie. Il ne s’agit pas de nourrir des rêves expansionnistes mais d’imaginer des structures légères mais fortes qui permettent de poursuivre efficacement l’intérêt de la population de l’ensemble de cette métropole, avec un droit de regard mutuel sur ce qui se passe dans le centre et dans la périphérie. Améliorer, renforcer l’interaction entre Bruxelles et son « ommeland », faire ainsi de Bruxelles une Région plus qu’entière en ce troisième sens est sans doute plus difficile que d’accroître ses compétences territoriales, mais n’est pas moins important.

Bruxelles-Capitale est une Région très particulière. C’est une petite ville mondiale dont la population est majoritairement d’origine étrangère. La plupart de ses habitants parlent chaque jour plus d’une langue. Ce n’est pas dans le (bi-)nationalisme qu’on peut espérer trouver les clés de sa cohésion sociale ni de son développement économique. C’est dans le parachèvement d’une logique territoriale qui confère aux autorités bruxelloises bien plus que ses compétences régionales actuelles. Nous osons espérer que nos négociateurs en ont conscience et qu’ils le montreront.

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